Brynhildr
Wagner, Richard
Édité par : FREMOK Thématique : illustration-contemporaine Genre : Bande dessinée
L’anneau de Nibelung (Der Ring des Nibelungen) est l’oeuvre-monde de Wagner. 15 heures de théâtre et de musique qui nous transporte de la création du monde à la chute des dieux et l’avènement de la société des hommes. Autour d’un anneau maudit, en compagnie d’un dragon, d’amours impossibles et de héros au destin tragique, Wagner redonne vie à la mythologie nordique et médiévale allemande et préfigure les mondes de la fantasy.
Mais supposons un dessinateur qui ne croit pas trop aux prophètes ni aux héros, qui désire rendre ces histoires à leur origine primitive, grotesque, irrévérencieuse. Comme un calque qui aurait bougé : des scènes s’ajoutent, des personnages disparaissent, des traits grossissent, des détails s’effacent, d’autres bouillonnent, et une demi-déesse amputée, abandonnée et trompée décide de bouleverser les plans des dieux et des hommes.
Brynhildr est l’histoire de cette femme, racontée par Frédéric Coché en 72 eaux-fortes.
Si l’oeuvre séminale du compositeur allemand
est un grand «Siegfried» composé à rebours
(sa mort, sa jeunesse, ses parents, l’origine
mythique du monde dans lequel il rencontre son
destin), la « mise en scène » que monte Coché
s’articule autour du personnage d’une Walkyrie
qui cherche à s’émanciper d’un récit héroïque
pris entre l’épée et la blessure.
C’est très simple, en apparence : découpé
presque comme les opéras (Rheingold, Walküre,
Siegfried, Götterdämmerung), dans une tension
qui mène des âges mythiques vers le monde
moderne et la chute des dieux. Sous la flèche
du temps s’expriment pourtant d’autres lignes
de force : un symbolisme jungien étalant à un
niveau cosmique des pulsions et mécanismes
psychiques internes, des jeux de langage
freudiens pour transformer les leitmotive wagnériens
en images et gripper la grande machine
narrative.
Quelle transformation, aussi, de la matière
lyrique : à l’opéra, les personnages, incarnés
par des acteurs, chantent à pleine voix leur pensées
secrètes. Une double contrainte qui n’existe
pas dans la gravure – d’une part, sans texte ni
musique, l’expression du drame doit être figurée
par l’expression, le geste, la danse, seul, en duo
ou en groupe, tirant le récit vers une sarabande
des fous ; d’autre part, sans acteurs, nul besoin
de s’en tenir à des personnages humains : dieux,
animaux et monstres peuplent les cases. Erda,
déesse de la Terre, est la terre du royaume des
dieux: sa tête, le Walhalla, leur demeure ; sa poitrine,
le jardin de Freia ; son sexe, l’embouchure
du Rhin, que gardent les trois filles. Quant à
Wotan : un spermatozoïde-méduse-têtard réduit
à sa fonction fécondante, qui vole de page en
page pour peupler le monde, faire avancer le
récit et orienter les actions de sa descendance.
Enfin, la musique : comme souvent avec Frédéric
Coché, le silence est assourdissant. Mais pas de
chanteurs comme dans L’Homme Armée ou de
musiciens comme dans Hortus Sanitatis ; ici, ce
sont des paquets de notes que s’échangent les
personnages, à la fois monnaie, signes à interpréter
et matière réelle dont est composé le monde
(comme les cellules motiviques font la matière
musicale de l’opéra). Les dieux les portent dans
leur traîne, le feu qui protège Brünnhilde est un
nuage de notes, elles servent de cailloux du Petit
Poucet pour guider Siegfried dans sa quête.